LES BALADINS DU CONTRE-TEMPS (3)

Publié le par Jean-Claude Boyrie

LES BALADINS DU CONTRE-TEMPS (3)

                                  

Séquence III : Sol entre en scène.

 

Soledad Mariposa – Sol en abrégé – leur donna rendez-vous le temps d'une interclasse à la salle des profs de son établissement. C'était une jolie brune de l'âge de Gaëlle, fine, élégante, soignée... on peut dire qu'elle « flashait », Soledad, avec son profil à l'antique, ses yeux noirs (admirables), ses cheveux relevés en chignon sur sa nuque. Avec ce beau visage peut-être un peu « lisse » - suspicion de Botox ?- elle avait ce qu'il faut (jugèrent Gaëlle et Laetitia) pour faire des ravages au sein de la gent masculine.

« Don Samboucy? fit-elle, avec son charmant accent ibérique. Ce nom ne m'est point inconnou! Si, recuerdo muy bien. Yo mé souviens dé loui. Adhémar est oun charmant joven!
  - Dans six mois, le « jeune homme » en question prendra sa retraite! observa Gaëlle.
  - No es possible! Como lé temps passe!
  - Sans indiscrétion, demanda Laetitia, cela fait longtemps que vous le connaissez?
  - Si. Vous n'êtes pas indiscrète! Nous avons fait connaissance il y a vingt cinq ans, à l'occasion d'oune exposition à Collioure.
  - Leur machin truc nommé... comment disent-ils? ...Fauvisme...
  - De nada! Machado n'a rien à voir avec Matisse et Derain.
  - Ah oui... le poète espagnol... Vous devez être de par là-bas...
  - On ne peut rien vous cacher. Yo souis d'origine aragonaise, Terouel, vous connaissez?
  - Bien sûr! fit Gaëlle (elle s'était arrêtée vingt minutes l'année précédente à un poste d'essence sur la route de Saragosse à Valence, le temps de faire le vide et de faire le plein).
  - Il n'y a plous rien à voir à Terouel, despues qué les amants soun partidos. Et que les Franquistes soun arribats. Il y a ou des combats terribles sour l'Ebre, sabès?

Gaëlle et Laetitia n'avaient que de vagues notions sur le déroulement de la guerre d'Espagne. Il leur aurait fallu une piqûre de rappel. Sol était prof' d'Education sentimentale, elle n'était pas d'humeur à leur faire un cours d'Histoire (avec un grand H) ni à entrer dans les détails de l'histoire des siens (avec une minuscule). Ses parents avaient passé la frontière en 39, durant la « Retirada ». Puis avaient pérégriné cinq ans dans le midi de la France avant de poser leurs valises à Toulouse. C'est dans la Ville rose que Soledad était née. C'est là qu'elle avait grandi, qu'elle avait fait ses études. Sans renier pour autant ses origines. « Voici pourquoi, conclut-elle, malgré moun accent espagnol, yo souis française como vous. Por favor, expliquez-moi ce qui vous amène, ahora....
  - Eh bé, fit Laetitia, ça peut vous paraître bizarre, nous sommes là pour vous parler théâtre....
  - Porque no?
  - « Les Baladins du contre-temps »... ce nom vous dit quelque chose?
  - Seguro que si! C'était celoui de la troupe que nous formions avec Adhémar!
  - Que jouiez-vous à l'époque? demanda Laetitia, curieuse.
  - Frederico Garcia Lorca:
« la casa de Bernarda Alba »! Oune terriblé pièce! Madre de Dio! Tout y est: les passions, l'Espagne au coeur, le soleil implacable, la claustration des femmes!
  - Tiens donc!... ça existe encore, tout ça? Je croyais que c'était du folklore...Tou parles!
  - Adhémar avait le béguin para mi!
  - Donc, il aurait rejoint la troupe histoire de vous faire un brin de cour... intervint Gaëlle, perspicace.
  - Pas qu'oun brin, creo que si.
  - Il savait y faire? (la question lui avait échappé).
  - No del todo! Hermoso como un angel, aquelo hombre pero...Yo lé trouvais très gauche!
  - Nous qui le pensions de droite! observa Laetitia.
  - En politique, no lo sé. Yo voulais dire: « gauche avec les femmes ».
  - L'éducation sentimentale, n'est-ce pas votre spécialité?
  - Verdad! Mais tout né s'apprend pas à l'école!
  - Et pour le théâtre, est-ce qu'il avait des dons, notre chef?
  - Pas plous qué pour la « drague », comme on dit ici. Dans la pièce, il jouait le rôle dé Pepe le Romano.
  - Mais il n'y a pas d'homme sur scène dans « Bernarda »! s'exclama Laetitia, qui se souvenait avoir vu récemment l'adaptation télévisée.
  - Joustement, ça loui allait comme oun gant. Pepe le Romano, c'est le grand absent de la pièce, on en parle tout le temps, on ne lé voit pas. Comme qui dirait « lé quatrième » au Bridge ou « l'Arlésienne » en version mascouline! Adhémar a fait oun tabac. Enfin, ce fout oun souccès d'estime!
  - Succès ou bide ,ce n'est pas le problème... Enfin pas le nôtre. Avez-vous gardé des contacts avec Monsieur de Sambucy? demanda Laetitia.
  - Oui et non. Yo pensais qu'il m'avait oubliée, et pouis, il y a trois mois, en tapant comme ça, pour voir, sour mon moteur dé recherche le mot « Soledad », (mon prénom) yo souis tombée sour oune nouvelle qu'il a écrite (1). C'était le récit de notre rencontre à Collioure.
  - Cela vous a fâchée?
  - Al contrario! J'ai trouvé ça gentil, casi romantico, un poquito desuado, limite ringard. Sourtout, ça n'a rien à voir avec la réalité. Eso no importa.
  - Cela fait bizarre, tout de même, observa Gaëlle, de mettre ainsi ses souvenirs sur internet.
  - Allez savoir porque...Adhémar me fait penser aux marins d'autrefois, les naufragés qui envoyaient leur message de détresse par bouteille à la mer.
  - Notre capitaine n'est pas en perdition! rectifia Laetitia. Je suis sûre qu'il arrivera à bon port.
  - Parce que c'est nous qui l'accompagnons, compléta Gaëlle.
  - A l'enseigne des Baladins, faisons ensemble escale! Et ce coup-ci, ne nous laisserons plus enfermer dans la casa de Bernarda Alba.
  - Que nous proposez-vous de jouer, Soledad?
  - Ionesco:
« Lé Roi sé meurt ». D'accord, cela remonte à belle lourette, la pièce commence à dater (2), mais son thème est de circonstances. Partir, c'est mourir oun poco.
  - Un départ peut être un prélude à la renaissance, philosopha Laetitia.
  - Renacimieneto, verdad! Si ce n'est céloui de l'homme, ce sera céloui dou groupe.
  - Nous vous faisons confiance; vous avez carte blanche, Soledad!
  - Pas seulement à moi, c'est à vous tous.

 


Séquence IV: Silence! On répète....

 

Le groupe avait non pas un projet, ni même quelque chose qui fût digne de ce nom, pas même un avant-projet, mais l'ébauche d'un avant-projet. C'était déjà ça. Restaient les questions de base: où? quand? comment? Pour y répondre, Gaëlle et Laetitia s'attelèrent à la tâche. Elles se convainquirent vite qu'un mailing préliminaire dégrossirait les problèmes et contribuerait à mobiliser les énergies.

Joindre les ex-Baladins sur la Toile n'était pas difficile en soi. L'assistante avait déjà mémorisé sur sa machine leurs adresses électroniques respectives. Cela donnait quelque chose comme:

« b.fabregas@costeseque.fr/affcul/ », « brice.denys@sensdessusdessous.org », « glouf@lonthomont.com », « solmariposa@lycee-papillon.fr ».

Dans le corps du message, Laetitia demandait à chacun(e) de proposer: un lieu, une date, un thème, bref de formuler « toutes suggestions utiles » en vue de monter le spectacle.

La première réponse qui lui parvint fut celle de Serge Gangloff. Normal: le caveau de dégustation, promu pour la circonstance « centre du monde », serait un point de chute tout désigné pour le groupe. Peu contrariants, les autres participants pressentis réagirent par un laconique « avis conforme ». Il n'y eut ni objection, ni contre-proposition. Les Baladins convinrent de se retrouver le mercredi suivant à l'heure de l'Angelus à Lonthomont, avec « armes et munitions ». Une expression convenue signifiant « tout et le reste ». Soit, pour fixer les idées, mais non exhaustivement: anchoïade et tapenade, amandes amères, olives de Lucques et piccolines, piments enragés, tielles, fougasses, pâtés de Pézenas, fouet catalan, chorizo. Tout cela n'était que mise en bouche. Venait ensuite un éventail de douceurs: craquants croquants, tourons tout ronds, macarons, croustillantes oreillettes, sémillantes bougnettes, zézettes de Sète bien faites. Oh, my gode!

Donc, aucun risque de repartir le ventre creux; chacun prévit les victuailles, ventre saint gris, pour au moins dix goinfres tels que lui. Et la boisson en proportion; Glouf ayant, pour ces retrouvailles chambré la cuvée d'exception. Un Baume de la Comtesse, cru 96, le meilleur millésime après 69 (épuisé). La cave de l'hôtel de Lonthomont était réputée avoir des vertus miraculeuses quant à la conservation des vins de garde. A l'abri de ses murs épais, une douce chaleur y régnait en hiver, une agréable fraîcheur en été.

Seuls les humains ne prennent pas de qualités avec l'âge: à l'impossible, nul n'est tenu. Du moins bénéficiait-on là, fût-on dur de la feuille, d'une acoustique hors pair. L'oeil y trouvait son compte aussi: l'ex-salle capitulaire du ci-devant cloître de Lonthomont, démantelé durant la Révolution, avait de beaux restes. Une décoiffante voûte d'arêtes coiffant de non moins superbes chapiteaux servirait de décor aux Baladins.

Avant les répétitions, un rituel immuable consistait à s'attendre les uns les autres. Puis à manger et boire à la santé des absents. Ensuite à parler de tout et de rien. De théâtre occasionnellement. Quant à jouer pour de bon, c'était une autre affaire. Tel faisant défaut -jamais le même- il fallait au pied levé lui trouver un remplaçant; lequel ignorait tout du rôle. Une fois le problème résolu (tout au moins supposé tel) des querelles éclataient, force chamailleries perturbaient l'ambiance du groupe.

Soledad avait devant elle une longue route à faire avant de parvenir au but recherché! Elle aurait bien du mal à canaliser les énergies divergentes de ces irréductibles dilettantes.

Il revenait à Glouf, en tant que maître de maison, d'inaugurer le concile selon la règle immuable de l'Ordre des Baladins. « Je déclare ouvert notre conseil de chapitre! » tonitrua-t-il, ajoutant:
  - Longue vie à notre troupe reconstituée! à présent, communions sous les deux espèces!

Après un instant de silence religieux, les verres s'entrechoquèrent et les mandibules s'agitèrent.

Sous l'effet euphorisant du Baume de la Comtesse, les langues allaient bon train. C'est qu'on en a des choses à se raconter, quand on ne s'est pas vu depuis quinze ans! Chacun y allait de ses souvenirs et de ses anecdotes. Tenant entre les mains son attribut de procrastinateur, en l'occurrence un niveau à bulle, Nanard comparait les radicaux-anarchistes aux socio-blairistes de Coste-sèque. Pour ne pas être en reste, Brice étala complaisamment les turpitudes d'un quarteron de Belges en goguette à Falbala-les-Flots.
  - Pourquoi toujours raconter des histoires belges? interrompit Glouf.
  - Parce que c'est la seule forme d'esprit à la portée du groupe! répondit l'autre.
  - Eh bien mon vieux, trouve d'autres cibles que les Belges! Tu n'as que l'embarras du choix, notre groupe est cosmopolite autant que multicolore: un Russe blanc (moi-même), une Espagnolette rouge virée au vert (Sol est devenue écolo...), plus les deux petites nouvelles: une Catalane sang et or et une Corse à l'emblème de la tête de nègre. Entendez: « noir sur fond blanc ».
  - Nous ne sommes pas indépendantistes! protestèrent ensemble Gaëlle et Laetitia.
  - Yo souis française et revendique les couleurs: bleu, blanc, rouge! renchérit Soledad

Exercice obligé: le groupe fit les gorges chaudes sur ses cours d'Education sentimentale. Quel métier, professeur (3)! Pauvre Sol! Ce n'était pourtant pas sa faute si les élèves séchaient sa classe. « Ils en savent bien plous que moi sur le soujet! » se plaignit-elle.

Elle avait le sentiment d'être dépassée. Au fond, tous les Baladins partageaient le même malaise. On ne peut pas être et avoir été. Peu d'années séparaient le benjamin du groupe (Brice) des deux aînés (Adhémar et Bernard). Tous âges confondus, ils avaient conscience d'appartenir à une « génération perdue ». Ils trouvaient dans le théâtre, c'est-à-dire l'artifice, une sorte d'échappatoire au vieillissement. Ce dernier sujet restant d'ailleurs « tabou ». Chacun l'évitait, non par égard pour l'autre, mais par crainte de l'effet « boomerang » d'une réflexion le concernant.

Venait immédiatement après, dans l'ordre des « questions qui fâchent », la distribution des rôles. Soledad évita d'aborder ce point bille en tête:
  - Lisez d'abord la pièce, imprégnez-vous dou texte, ensuite nous ferons lé casting, proposa-t-elle.

Un ange passa, tous retenaient leur souffle. L'on prit au hasard, juste pour voir et se mettre dans la bain, quelques répliques du « Roi se meurt ». Le résultat n'était pas très concluant, la distribution se fit au petit bonheur, chacun cherchant uniquement à se voir attribuer le plus beau rôle, en contournant ceux qu'il jugeait peu avantageux.
  - Nous ne sommes pas sortis de l'auberge! soupira Soledad.
  - Tu veux dire que c'est « l'auberge espagnole » compléta Glouf. Chacun trouve ce qu'il y amène.
  - Autant dire: pas grand chose....

L'ouragan semblant prêt à se déchaîner, le Procrastinateur tenta de rétablir le calme:
  - Procédons dans l'ordre! Sol, combien y a-t-il de rôles à pourvoir?
  - Six, répondit-elle. Trois hommes, trois femmes, jouste notre effectif aujourd'hui.
  - Donc, pas besoin de se disputer....
  - Attendez, Gaëlle et moi sommes venues juste pour aider, intervint Laetitia. Ne nous comptez pas parmi les acteurs!
  - Mais si, vous allez jouer pouisque c'est vous qui avez ou l'idée! fit Soledad.
  - D'ailleurs, nous n'avons pas le choix, puisque Ghis' est indisponible, rappela Brice.

Son regard ophidien croisa celui de Gaëlle. Elle éprouva une envie irrépressible et subite de jouer, fascinée qu'elle était par ce séducteur-né, prise au charme de son sourire ambigu. Sol sentit qu'elle avait gagné la partie, il ne lui restait qu'à décliner les personnages de la pièce l'un après l'autre.
  - Commençons, por favor, par lé rôle-titre: céloui dou roi Bérenger 1er.
  - Objection: puisque « le roi se meurt », c'est qu'il ne compte plus! fit Nanard.
  - Il ne meurt pas de souite sour la scène, gros malin! Solamente à la fin de la pièce, ayant atteint oun âge respectable...
  - Disons: trente sept siècles et demi!
  - Si cela peut vous amouser. Au débout, lé médecin loui annonce qu'il doit mourir. Natourellement, le roi né veut pas, il croit cé qui l'arrange, aquelo hombre. Alors, tout s'effondre autour dé loui: son royaume. Sa Cour. Sa famille. Sa vie.
  - O.K. , faisons bref, coupa Nanard. Qui vois-tu dans le rôle de Bérenger?
  - Eh bien toi, par exemple! Tou féras merveille en incarnant oun personnage haut en couleur; à la fois grotesque, tyrannique et attachant.
  - Merci quand même, Sol! Je me vois mal dans la peau de ce monarque égrotant, pas franchement sympathique. Genre Ubu Roi, si l'on veut, en moins sanguinaire.
  - Mais c'est oun rôle dé composition! Oublie oun poco cé qué tou es dans la vie.
  - Admettons que je fasse le roi. Qui sera ma reine?
  - Laquelle? Marguerite ou Marie? Il y a deux reines dans la pièce.
  - Eh bien, je ne sais pas... Parle-nous d'abord de Marguerite.
  - C'est la première épouse. La plus âgée. Elle est ploutôt mal fagotée, avec oun physique austère. Elle a mauvais caractère, elle malmène assez lé roi son mari.
  - Peut-être à juste raison... Mais qui voudra de ce rôle?
  - Yo souis soure qué Laetitia l'acceptera.
  - Il ne manquerait plus que ça! bondit l'intéressée. Je ne suis plus très jeune, ça d'accord, mais nullement revêche. En plus, je n'ai pas l'intention de jouer.
  - Il faudra bien, si vous voulez qué lé spectacle ait lieu. Tranquilo, Laetitia, yo né voulais pas vous vexer!
Né montez pas sour vos grands chevaux!
  - Si tu fais Marguerite, je jouerai la seconde reine, suggéra
Gaëlle.
 - Nobleza obliga! Marie est plous accorte, plous houmaine qué la première épouse. Elle essaie dé consoler Bérenger, dé l'accompagner, d'adoucir son agonie. Elle loui dit tout le temps:
« Mon chéri, mon pauvre pétit roi... » (4)
  - Vous voyez, ce rôle me va très bien! conclut modestement Gaëlle.
  - Evitez de confondre lé rôle et la personne.
  - Et toi au fait , Sol, quel personnage comptes-tu interpréter? demanda Glouf.
  - Jouliette, femme dé ménage et infirmière dou roi. C'est oun pétit rôle. Mais yo dois m'occouper aussi dé la mise en scène et dé la chorégraphie.
  - Tu comptes nous faire danser la « 
jota » comme en Aragon?
  - Non. Lé ménouet.
  - Baladins! Êtes-vous en âge de danser le ballet? intervint Brice, citant « le Bourgeois gentilhomme ». Marquez bien la mesure et surtout pas de contre-temps!
  - Revenons à nos moutons, fit Nanard, il reste deux rôles masculins à pourvoir.
  - Très jouste. Il y a lé médecin,
qui est aussi astrologue, bactériologue et bourreau (5) .
  - Tant de fonctions sur une seule tête? On se croirait dans la haute Administration!
 - Es verdad. Pour cé personnage moultiple, il faut oun interprète trouble, cynique, insaisissable, Brice Denys ferait l'affaire.
  - Dis donc, Sol, tu ne forces pas un peu le trait? fit l'intéressé, moins vexé que perplexe.
  - La caricatoure prolonge l'art dou portrait, c'est connou; donc, si tou né protestes pas, c'est signe que tou acceptes lé rôle.
  - C'est ce qui s'appelle faire un casting à la mitrailleuse, conclut le procrastinateur.
  - Disons ploutôt à la hallebarde: celle que tient lé vieux garde (dernier rôle à attribouer). Par élimination, il né reste plous qué Serge.
  - En quoi consiste ce rôle? demanda prudemment Glouf.
  - A annoncer les personnages quand ils entrent en scène.
  - Si ce n'est que cela, c'est encore dans mes cordes!
  - Bueno. Nous allons faire oun bout d'essai. Prends lé texte au débout.


Serge Gangloff annonça d'une voix de stentor:
  - Sa Majesté Marie, seconde épouse du roi, première dans son coeur!
(4)
  - Son index tendu désignait Gaëlle. Tout le monde éclata de rire (sauf Laetitia).
  - En amour, les derniers seront les premiers et vice-versa, commenta Brice d'un air entendu.
  - Marguerite ne se laisse pas damer le pion par sa rivale, rétorqua Sol, écoute ce qu'elle en dit:
« Rire ou pleurer, c'est tout ce qu'elle sait faire » (4). Elle ajoute [à vous, Laetitia]:
  - Vous avez les yeux tout rouges, ma chère, cela nuit à votre beauté (4)
[c'était son texte].
  - Ben, ma vieille, nous nous expliquerons à l'entracte, coupa Gaëlle, furieuse.
[Cette phrase ne figurait pas dans le texte, non plus que la réplique suivante de Marguerite, alias Laetitia]:
  - Tais-toi donc, idiote! Le médecin fait son entrée.

Pour mieux se mettre dans la peau du personnage, Brice s'était affublé d'un incroyable chapeau pointu. En guise de longue vue, il avait emprunté le niveau à bulle du Procrastinateur. Tout cela pour faire cette annonce qui résume la pièce:
  - Sire, vous allez mourir! (4)

Gaëlle n'avait d'yeux que pour ce curieux gourou qui vaticinait avec tant d'assurance. Mais Nanard, alias Bérenger 1er, ne l'entendait pas de cette oreille:
  - Oui, je mourrai. Dans quarante ans, dans cinquante ans, dans trois cents ans, plus tard, quand je voudrai, quand j'aurai le temps,
quand je le déciderai (4).

Il faisait un sort à chaque mot, détachant dédaigneusement les syllabes. Mais son propos ne faisait rire personne. Un silence gêné s'ensuivit.
  - Nous en sommes tous là, conclut philosophiquement Soledad. Bueno, cela souffit pour aujourd'hui. Pour la prochaine fois, apprenez bien vos rôles respectifs et travaillez les enchaînements. On se revoit quand?

Un débat animé s'ensuivit. Les plus excités des Baladins voulaient une répétition dès la semaine suivante. Ceux qui s'estimaient surchargés en tenaient pour attendre un mois. On vota pour savoir s'il fallait voter. Si oui, fallait-il le faire à main levée ou à bulletins secrets? On retint cette seconde option. Après dépouillement des bulletins, l'unanimité (moins cinq) des six voix représentées s'établit en faveur du rythme bi-hebdomadaire. Soledad s'était abstenue. Le procrastinateur jugea raisonnable cette solution de compromis: « Ouf! J'ai failli me croire à une réunion de section du parti radical-anarchiste », observa-t-il. Au moins, lui savait de quoi il parlait.

(à suivre...)

 

Notes et commentaires:

 

  1. Voir la nouvelle « Soledad » sur le blog.

  2. Elle fut créée le 15 décembre 1962 au théâtre de l'Athénée à Paris.

  3. Autre contrepet.

  4. Citation de la pièce « Le Roi se meurt ».

  5. Indication de l'auteur (Eugène Ionesco).


"Masques" = illustration de l'auteur, collages de Pascale Atgé-Coll.

Publié dans Conte drolatique

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