LES BALADINS DU CONTRE-TEMPS (4)

Publié le par Jean-Claude Boyrie


Séquence V. Adhémar a des soupçons.

 

Entre deux répétitions, la vie de bureau reprenait son cours. Monsieur le Conservateur -déjà presque honoraire- ne quittait pas son fauteuil, absorbé qu'il était par la rédaction d'un mémoire pompeusement intitulé: « La forêt régionale à l'horizon 2040 ».

Ce document de réflexion stratégique conclurait son ultime mission. Ladite mission consistant à faire des projections au terme des quatre décennies à venir: la durée d'une vie active. En clair, si son successeur commençait sa propre carrière au jour de sa retraite (la siennne) – un cas de figure il est vrai peu probable- il serait déjà sur le départ à l'échéance fixée. De quoi donner le vertige!

En fait, notre héros courait peu le risque d'être contredit. S'il avait tout faux, personne n'irait lui tirer les pieds de son cercueil. Et si par extraordinaire (qui sait?) il avait vu juste, nul n'irait pour autant fleurir sa tombe en 2040. Donc, tout était pour le mieux, ou pour le pire... comme on veut.

Cette perspective n'empêchait pas Adhémar de prendre à coeur sa dernière tâche. Il espérait au nom du simple amour propre que les évènements lui donnassent raison.

Sur le plan rédactionnel, l'auteur des « Centuries » avait ouvert la voie cinq cents ans plus tôt. Les quatrains à sens multiples de Nostradamus n'ont jamais été démentis. Il suffirait que Sambucy trouve sous sa plume des subtilités sémantiques du même acabit, pour que les exégètes du futur puissent comprendre une chose et son contraire sans trahir sa pensée profonde.

De nécromantie à nécrologie, il n'y a qu'un pas, vite franchi. Adhémar lisait sa mort annoncée dans les yeux de ses collaborateurs. On le considérait avec un mélange de déférence et de pitié. Venant de ceux qui l'écoutaient encore ou faisaient semblant, le vieux Conservateur avait surpris cette remarque chuchotée autant qu'incongrue: « Le Singe n'est plus seulement presbyte, il est devenu casse-burnes ».

En fait, sans enfreindre ouvertement ses directives, chacun retrouvait son autonomie. C'est dans cette ambiance de fin de règne que s'ouvrit la guerre de succession. Les rumeurs allaient bon train. On spéculait sur le nom du futur remplaçant. Des changements de fonctions, des regroupements d'attributions s'annonçaient. On jasait sur la permutation possible de deux ou trois bureaux (un comble!). Seul, le principal intéressé pouvait se permettre d'ignorer superbement ce remue-ménage.

Il n'empêche. Adhémar s'étonnait de mystérieux conciliabules entre Gaëlle et Laetitia. Quand donc en auraient-elles fini, ces deux-là, avec leurs messes basses? Et pourquoi diable son assistante s'empressait-elle de changer l'écran d'ordinateur quand il entrait dans son bureau?

Monsieur de Sambucy se comportait en galant homme. Il frappait toujours à la porte de sa secrétaire ou toussotait discrètement avant de violer son intimité. Un jour cependant que Laetitia s'était inopinément absentée, sans éteindre l'ordinateur, son chef avait lu par mégarde un mail encore affiché. Ce message était le suivant: « Rendez-vous ce soir 19 heures à Lonthomont ». L'assistante avait-elle un amoureux? Peu probable, la connaissant! La liste de diffusion lui mit la puce à l'oreille. Faciles à déchiffrer, les « logins » correspondaient aux noms et prénoms de ses anciens complices.

Quelle cabale se dissimulait derrière tout cela? Que pouvaient bien concocter les deux femmes? Par moments, elles semblaient marmonner des phrases toutes faites, le vocabulaire étant trop « soutenu » pour relever de la vie courante. On eût dit qu'elles répétaient un texte... Oui, mais lequel? Adhémar se sentait frustré de n'en rien savoir.

Espionner les conversations d'autrui n'était pourtant pas dans ses habitudes. Oui mais, que voulez-vous? les cloisons de la Conservation sont si minces que sans le vouloir il en surprenait des bribes. Juste ce qu'il fallait pour comprendre qu'il était au centre du complot.

 

Séquence VI. Promenade au parc.

 

L'hôtel de Lonthomont.... S'il y avait un endroit parmi tous que Monsieur le Conservateur connaissait bien, c'était celui-là. Féru des Lumières, Adhémar goûtait l'harmonie de ses jardins à la Française et la sobre ordonnance des façades du château. Ce dernier, siège de la Direction des Affaires culturelles, n'était pas ouvert au public. En revanche son parc était largement accessible.

En hiver -durant la pause méridienne- et les soirs d'été en sortant du travail, Lonthomont représentait un lieu de détente, un but de promenade idéal. Pourquoi s'en priver?

Malgré le classicisme affiché, cette « Folie » XVIIIème portait en elle une part de rêve. Des haies de buis taillées au cordeau fractionnaient parterres et boulingrins, sagement alignés. Adhémar appréciait par dessus tout la perspective convergente des allées. Son regard se portait par étapes successives jusqu'à l'esplanade du château. Là, rompant la monotonie des innombrables portes-fenêtres répétées à l'identique, de gracieuses figures de pierre accueillaient le visiteur: nymphes et putti, dieux et déesses, allégories des quatre saisons de l'année (on était au début de l'automne) et des quatre âges de la vie (il n'en était après tout qu'au troisième). Aux deux extrémités de la balustre, deux sphinges accroupies gardaient le salon de musique: un théâtre en miniature décoré de stucs délicatement ajourés se cachait sous la face convexe du corps de logis.

Ce soir là, flânant dans le parc comme à l'accoutumée, Adhémar eut une vision surprenante. Etait-ce l'effet des grisants parfums qui flottaient dans l'atmosphère de ce lieu nostalgique? Une fine silhouette qu'il crut reconnaître, se profilait sur la terrasse du château... celle d'une femme, mince, suprêmement élégante dans sa robe-fourreau fourreau noire.... Soledad... non, ce n'était pas un rêve! Son coeur battait la chamade. Etait-il possible qu'il la revît soudainement après tant d'années? Aucun doute, c'était bien elle. Tout ce temps écoulé l'avait épargnée, il n'avait laissé nulle trace sur elle, tel un cygne effleurant l'eau du grand bassin. Sambucy pressa le pas pour vérifier son intuition. Lorsqu'il fut près d'elle, il ne sut plus quoi dire: « Sol! bredouilla-t-il stupidement, comment se peut-il que tu sois ici, ce soir...? Je ne m'attendais pas à te voir!!! »
  - Moi, si! répondit-elle avec le même sourire énigmatique que les sphinges du perron.

Adhémar rassembla ses esprits. Face à un événement aussi extraordinaire, son entrée en matière était d'une banalité consternante. La suite ne valut pas mieux:
  - Que fais-tu sur cette terrasse, à parler toute seule?
  - Dou théâtre, comme tou peux t'en rendre compte!
  - Et que signifie ce déballage, tout ce bric-à-brac?
  - Cé sont des accessoires de scène. Y'étoudie leur disposition dans l'espace. Tou vois: oune tentoure, oun guéridon, trois sièges: oun grand trône, oun moyen, oun pétit.
  - Et ces pots de yaourt vides?
  - C'est l'éclairage, tou comprendras bientôt... en attendant, yo trouve qué tou es bien courieux, mon ami!
  - Bon, je ne te pose plus de questions, Sol!

Décidément, la dame en noir ne se laissait pas déchiffrer – enfin pas plus que vingt ans avant. Peut-être, s'il lui proposait un brin de conduite, se laisserait-elle aller à quelque confidence.... Il s'y risqua: «  Parcourons ensemble une de ces allées, veux-tu? »

Oui, elle le voulait bien. Ils marchèrent un moment dans le parc, côte à côte, en silence. Le crissement des graviers se faisait entendre sous leur pas. Il n'avait pas envie de parler, simplement (quelle hardiesse!) de lui prendre le bras. Cela justement, elle ne le voulait pas. D'ailleurs avait-il fait ce geste pour de bon, l'avait-il même esquissé?... ou en avait-il seulement eu l'idée? Il n'en savait rien, mais préférait s'abstenir.

En effet, le risque était trop grand de gâcher cet instant d'émotion par une réflexion maladroite. Elle devina sa pensée, et lui donna ce conseil: « Né ressasse pas des choses qui ne sont plous, Adhémar! Ne songe qu'à l'instant présent. Vis ici, maintenant. »

Facile à dire. Le bilan de leur rencontre ancienne était voisin du « zéro pointé », pas de quoi pavoiser! Un échec complet, le fiasco le plus désastreux qui fût, mais aussi le plus banal. La vie est ainsi faite: Soledad et lui s'étaient croisés, manqués, puis éloignés l'un de l'autre... Bon, on n'allait pas épiloguer là-dessus! La vie est ainsi faite....

On prend les mêmes et on recommence, cela continue indéfiniment, sans rime ni raison... même si le destin paraît vous rapprocher. Hélas, les mêmes causes produisent les mêmes effets!
   - Ce n'est pas tout ça, conclut-elle. Il serait temps dé prendre oune léçon d'Edoucation sentimentale, crois-tou?

Il essaya d'adopter un ton plaisant:
  - Tu dois me tenir pour un bien mauvais élève, Soledad?
  - Si tou né m'écoutes pas, forcément!
  - Allons, en tant que redoublant, je vais faire un effort d'attention, c'est promis.
  - Sourtout, né té décourage pas. Lé cancre dé la classe peut être oun brillant soujet qui s'ignore! C'est d'ailleurs cé qui peut faire qué la prof' s'y attache.

Elle avait raison. Mieux valait en rire. Et cela soulageait.

Ainsi devisant, ils dirigèrent leurs pas vers un lieu dit « la chambre au secret ». C'était le berceau de verdure au milieu du parc, l'espace imprévu de cet univers à la « Le Notre », bref: un havre de paix. Un rossignol, dernier invité de la soirée, y lançait ses trilles. Au creux du boqueteau, Cupidon, enfant-dieu minuscule et joufflu, bandait en vain son arc. La flèche, à jamais immobile dans son carquois de pierre, ne se décidait pas à partir.
« Toutes blessent, la dernière tue. »
Cet adage ne s'appliquait pas aux flèches d'Eros, il s'agissait des heures, le temps qu'on pouvait suivre tout au long de la journée sur le cadran solaire. Un cadran multiple, en fait. Cet étrange polyèdre monté sur socle, était le nombril du parc. Chaque face était munie d'un rostre en acier. Bien des visiteurs devaient passer là sans remarquer l'ingénieux dispositif, encore moins en saisir le sens symbolique: marquer les heures qui passent inexorablement et ne reviendront plus.

Très digne, à l'autre extrémité de l'allée, un groupe de trois vieilles femmes enveloppées dans de longs voiles: le trio des Parques. L'une tenait un sablier. L'autre filait sa quenouille. La troisième, Clotho, tendait au passant ses bras décharnés (1). Décidément, jugea Sambucy, ce parcours mythologiques était tout sauf innocent.

On était entre chien et loup. « Entre dos luces », eût dit Soledad. L'obscurité s'épaississait sur Lonthomont.Bientôt, ce serait nuit noire. Du haut de la terrasse, un employé municipal fit signe au couple qu'il fallait sortir: il se préparait à fermer le parc.

« Dommage, il est si tôt pour s'en aller! soupira le Conservateur. J'aimerais retenir le temps. A cause de toutes les belles choses que nous laissons derrière nous. »

Sol releva l'allusion:
  - Cela né tenait qu'à toi de saisir ces belles choses, comme tou dis. Mais tou as fait jouste lé contraire. A peine oune étape franchie, il té fallait monter encore plous haut. Tou né prenais pas lé temps dé regarder les fleurs et les bouissons, dé t'attarder dan les bosquets. A présent qué l'heure sonne, qué tou es au sommet de ta carrière, tou regardes en arrière et regrettes les endroits où il aurait fait bon vivre. Vivir para ver... Trop tard! Tou penses au peu dé temps qu'il té reste, hélas lé temps sé rappelle à toi!

Adhémar comprenait surtout qu'à peine retrouvée, il allait à nouveau perdre son amie... Il conclut par ce court poème:

Le songe enfui...

La grille est déjà fermée.

Bruit du vent qui souffle.

Elle répondit:

Qu'est-ce qu'un rêve?

Juste un instant d'émotion.

Seul l' éphémère dure.

 

Séquence VII. Le rocher aux singes.

 

A l'attitude du Conservateur, Laetitia ne fut pas longue à comprendre que le secret des Baladins était éventé. « Pourquoi faire plus de cachotteries? se dit-elle philosophiquement. Puisque notre chef est au courant, autant l'inviter carrément. Après tout, c'est bien le premier concerné! »

Elle considérait à juste raison qu'une fois mis dans la confidence, il aurait des idées à formuler; pourquoi pas des propositions intéressantes?...

Adhémar abonda dans le sens de son assistante. Il avait des raisons très personnelles de s'intéresser à son projet, mais ne crut pas devoir les évoquer."Tout-à-fait d'accord pour venir à la prochaine répétition, fit-il. Ensuite, je vous laisserai travailler, n'oubliez pas qu'au final, selon les bons usages, c'est moi qui régale!"

Marché conclu! Monsieur de Sambucy remit à une échéance ultérieure l'achèvement de sa « Prospective 2040 » qui ne s'en porterait ni mieux, ni plus mal. Il put donc se consacrer pleinement à la lecture du « scénario ».

Ionesco n'était pas sa tasse de thé. Mais à y bien regarder, « le roi se meurt » ne représentait pas un mauvais choix, il se sentait même un tantinet concerné.

D'accord, il n'était pas roi. Pour ce qui est de l'espérance de vie, il s'accordait quelques bonnes années avant de mourir. « Mais, se dit-il, à supposer qu'un médecin diagnostique demain chez moi quelque maladie grave ou incurable, comment réagirais-je? Sans doute pas mieux que le personnage de la pièce! »

Cette difficulté d'être, en face de la mort annoncée, représentait un point commun entre Adhémar et Bérenger 1er. Pour ce qui est de la gestion du « temps qui reste », il avait des projets différents, mais se reconnaissait dans cette maxime qui résume la pièce: « Mieux vaut une heure bien employée que des siècles d'oubli et de négligence! » (2)

Méditant sur cette importante question, Adhémar s'enquit de la réponse que pourrait apporter une autre personne que lui. Son assistante, par exemple:

«  Et vous, Laetitia, que feriez-vous si vous appreniez qu'il ne vous reste qu'une heure à vivre? »
  - Hé bé... je ferais la sieste, il me semble...
  - Tiens donc! Vous ne trouvez pas que c'est un peu dommage?
  - En fait, l'important n'est pas de savoir ce qu'on va faire, mais avec qui on le fera.
  - Très juste, Laetitia! Bérenger a la chance d'avoir une femme charmante, il devrait choisir de passer sa dernière heure avec elle! A jouer aux cartes... ou aux échecs. Ou faire l'amour.
  - Avec Marguerite, bien sûr, puisque c'est:
« la reine à tout faire » (2)...
  - Non, avec Marie.... Enfin, c'est ce que suggère le texte.
  - Pourtant, il est dit à la fin que
« le roi ne comprend plus le nom de Marie » (2).

Adhémar se mordit les lèvres. Décidément, cette femme était « incollable »: elle connaissait son texte mieux que lui. Il réalisa qu'il venait de commettre une gaffe (ça ne ferait jamais qu'une de plus) et crut s'en tirer par une pirouette – qui ne fit qu'aggraver son cas.
  - Peut-être qu'au fond, Marguerite et Marie ne sont que les deux visages d'une même femme.

 

C'était finement pensé, mais trop subtil pour son assistante. Car Laetitia retrouvait dans cette interprétation sophistiquée un point de vue typiquement masculin. Trois ans plus tôt l'homme de sa vie l'avait plaquée pour prendre une autre compagne, bien sûr plus jeune. Elle n'avait pas cherché d'explication métaphysique à cela. Prudemment, elle fit:
  - Oh, vous savez, Monsieur le Conservateur, c'est de la littérature, tout ça. Moi, pour ce que j'en cause...

Le mercredi qui suivit, Adhémar se rendit comme prévu à la répétition des Baladins. Juché sur sa chaise en qualité de simple spectateur, il qualifia de « bonne » l'ambiance générale et jugea même la tenue du groupe « excellente ». Encore heureux que les éloges ne mangent pas de pain!

Pourtant, Soledad peinait à tenir ses acteurs, c'était visible, elle avait du mal à leur inculquer les principes élémentaires de sa mise en scène... Gaëlle en particulier, de nature exubérante et primesautière, bref indisciplinée, ne s'accommodait pas de son dirigisme excessif. L'informaticienne n'en faisait qu'à sa tête et se colletait constamment avec Sol.

On dut recourir à l'arbitrage du Procrastinateur: « Je ne vois pas de solution, opina Bernard, car l'une aime commander et l'autre n'a pas envie d'obéir... »

Son analyse était d'une logique irréfutable.

Ce mis à part, tout allait pour le mieux sur la meilleure des scènes possible.

Après audition attentive des un(e)s et des autres, Adhémar fit une proposition qui surprit tout le monde... ce d'autant plus qu'il s'était juré auparavant de ne pas intervenir. Il s'agissait ni plus ni moins que de permuter Brice et Nanard dans leurs rôles respectifs.
  - Evidemment, admit-il, cette option ne va pas de soi. Mais je suggère de tenter l'expérience.
  - Et pourquoi donc? fit Nanard. Suis-je vraiment si mauvais dans le rôle de Bérenger?
  - Au contraire. Tu incarnes un monarque de farce, un bouffon sympathique, débonnaire. Mais finalement trop « lisible ». Il me semble que Brice révélerait la « face cachée » du roi: un personnage que je vois au contraire décalé, déboussolé, limite inquiétant.
  - Décidément, vous avez tous la manie de me considérer comme un paumé, c'est vous et pas moi qui êtes en mal de repères! se plaignit Brice Denys.
  - Ne sois pas « soupe au lait »... personne n'a prétendu ça, en tous cas pas moi!
  - Bon. Admettons que tes propos aient dépassé ta pensée, fit le Procrastinateur. 
  -  Qu'attends-tu de nous, et plus spécialement de mon humble personne?
  - Eh bien, que tu sois « toi-même » en tant qu'édile local, que tu pratiques la langue de bois, adoptes en toutes circonstances un ton définitif, que tu sois arrogant et sûr de toi. Dans le rôle du médecin, joue le en parfait charlatan. Promets la lune à ton public pour qu'il t'encense et prédis lui des catastrophes s'il ne vote pas pour toi.
  - S'il n'y a que ça pour te faire plaisir! A moi, cela cause si peu de peine!

Nanard était à deux doigts de se vexer pour de bon. Pour se fâcher avec un tel personnage, il fallait pourtant le vouloir! Sol calma le jeu en faisant observer -une fois de plus- qu'on ne devait pas mélanger le théâtre et la vie.

Gaëlle et Laetitia ne s'étant pas encore exprimées, « la » metteur en scène fit diversion en demandant aux deux assistantes ce qu'elles pensaient de l'interversion des rôles principaux.
  -
Nous pensons comme notre chef, répondirent-elles à l'unisson, respectant le bon usage administratif.
  - Eh bien, conclut Soledad, la cause est entendoue. Nous allons répéter la pièce dans sa nouvelle distriboution.

On fit tout de suite un bout d'essai. Cela « fonctionnait » à merveille. Un peu trop bien même, aux yeux médusés d'Adhémar. Le tandem Brice (alias: Bérenger)/ Gaëlle (alias: Marie) « brûlait les planches ». L'informaticienne, émoustillée – pour ne pas dire fascinée - par son nouveau partenaire, voulait pour de bon se changer en actrice. Elle virevoltait, tourbillonnait sur scène, « surjouait », comme on dit, sautant d'une réplique à l'autre avec une incroyable maestria. Sol aussi jugea qu'elle avait tendance à trop en faire: « Oun peu moins de brio, moins d'emphase, plous de vérité, de théâtralité! »

Gaëlle changea de style, se mit davantage dans la peau du personnage, et s'exprima de façon plus naturelle, à la va-comme-je-te-pousse. On eût dit pour le coup qu'elle improvisait.

Monsieur le Conservateur, mal à l'aise, commençait à saisir les effets pernicieux du changement qu'il avait lui-même proposé et s'en mordait les doigts. Mais il était trop tard. Plus question, bien sûr, de revenir là-dessus! « Brice a la beauté du diable, se dit-il. Et quand on tire le diable par la queue.... ». La nouvelle distribution plaçait Gaëlle en contact intime avec Brice. Il avait perdu une sacrée occasion de se taire. Une fois de plus, Adhémar devait assumer ses propres contradictions. C'est qu'il avait pris goût naguère aux leçons particulières, très particulières, d'informatique que lui dispensait son ex-collaboratrice, même s'il n'en avait pas tiré grand profit. Ce goût, amer et corsé, lui revenait en bouche. Il se disait pour se consoler que les tentations de cette sorte sont inhérentes à la vie de service, qu'il ne fallait surtout pas mélanger les genres, et qu'un chef se doit d'appliquer le principe « jamais dans ma paroisse » jadis appris au catéchisme. Mais rien n'y faisait.

Brice Denys évoluait aussi (sans bien s'en rendre compte lui-même) sous l'effet du jeu. Pour « l'enfant terrible » des Baladins, le théâtre était en train de combler un vide existentiel. « Sens dessus dessous » n'était qu'un abîme de vice, il fuyait les réalités de la vie dans ce gouffre sans fond. Dans le rôle de Bérenger, Brice faisait sien le cri de détresse du monarque déchu, condamné par ses proches, sauf justement la reine Marie. Gaëlle enrayait d'une forte soif de vivre le crash annoncé. Le risque étant pour elle de perdre son âme avec lui.

Le malaise d'Adhémar commençait à se propager dans le groupe. Sol avait eu beau mettre en garde ses acteurs contre le danger de s'assimiler trop à leur rôle, ils n'étaient pas encore convaincus qu'au théâtre, tout n'est qu'artifice et illusion. Pourtant....

La fiction naît aussi du strass et des paillettes. Pour trouver des accessoires de scène, les Baladins déployèrent tout leur esprit inventif. Pour créer les costumes, Gaëlle révéla des talents cachés de styliste. Il suffisait de lui donner l'étoffe « ad hoc »: feutrine ou calicot, des ciseaux, des aiguilles, du fil, un dé à coudre. Aussitôt, la tunique, le manteau, la robe naissaient de ses mains habiles. Cela prenait un tour inattendu, parfois kitsch, c'était toujours d'un chic fou.

Du coup, c'est la jalousie de Laetitia vis-à-vis de sa jeune collègue qui se raviva. L'ancienne ne se sentait plus « dans le coup », elle prenait ombrage des nouvelles activités de sa rivale: comment ferait-elle, celle-là, quand tout reprendrait comme avant?... On était décidément loin, très loin du travail de bureau!

Laetitia voulait faire sien cet adage connu: « Si les évènements vous échappent, feignez d'en être les organisateurs ». Facile à dire alors que justement, l'instigatrice, c'était elle! La troupe des Baladins, qu'elle avait contribué à recréer, tournait à la cour du roi Pétaud plus qu'à celle de Bérenger 1er. C'était « la cage aux folles », le rocher aux singes du zoo.

Eh bien, justement... la nuit qui suivit la répétition, Laetitia fit cet effrayant cauchemar: le « singe » (c'était son chef, bien qu'elle n'usât jamais de cette expression péjorative) se faisait épouiller sur ledit rocher par sa « régulière » (horreur! elle-même!) tout en reluquant une jeune guenon (qui ressemblait fort à Gaëlle). Il s'était mis à lutiner la belle avec force grimaces, lorsque surgit de la horde simiesque un rival dangereux, autant qu'importun. Cet adversaire entreprenant avait les traits de Brice. Une vive altercation s'ensuivit. Les deux quadrumanes s'envoyaient respectivement de fort méchants coups de pattes, tout en poussant des cris aigus.

C'est en vain que les deux singesses tentaient de s'interposer entre belligérants. L'empoignade ne pouvait – c'était fatal – que tourner au détriment du chef en titre de la tribu. Le vieux mâle, définitivement surclassé, n'était plus de force à exercer son « droit de cuissage ». Mis à terre et fort malmené, tout roué de coups, il dut céder piteusement la place à son rival, tandis que l'infirmière du zoo (incarnarnée par Soledad) s'efforçait de panser ses plaies.

Telle se présentait la conclusion de cette effrayante histoire (en fait, lue la veille dans un ouvrage sur la sexualité des Bonobos) lorsque Laetitia se réveilla en sursaut. Ce rêve lui avait donné des sueurs froides. L'assistante avala coup sur coup trois grands verres d'eau et retrouva ses esprits.


 


Séquence VIII. « Tout ça pour ça! »

 

Le grand jour était arrivé, puis reparti. La fête avait eu lieu, s'était achevée sans laissé de trace, la page était tournée, chacun avait passé son chemin.

Adhémar se remémorait avec nostalgie jusqu'au moindre détail de cette soirée magique. La douceur de l'air, ce parfum qui flottait, indéfinissable et suranné. Ce voile de brouillard, tombé sans prévenir. Le phénomène était pourtant prévisible à cette saison. La « Folie » et le parc de Lonthomont n'en paraissaient que plus irréels. Le « théâtre de l'absurde » trouvait un sens dans ce cadre irréel et vaporeux.

Y en avait-il eu du monde, à cette unique représentation! Gaëlle et Laetitia, c'est vrai, s'étaient démenées pour battre le rappel. Leurs efforts avaient été récompensés. De tous les points de la région, des parents, des collègues et néanmoins amis d'Adhémar s'étaient déplacés pour la circonstance. Même d'éphémères connaissances avaient jugé bon de sortir leur kleenex à l'occasion de son départ. Tous prétendaient accompagner son premier pas vers la retraite. Pour ce qui est du second pas, du troisième et des suivants, il les ferait bien tout seul.

On a beau vouloir innover, de tels adieux se déroulent toujours à l'identique, sans surprise. Discours conventionnels, réponses qui ne l'étaient pas moins, congratulations réciproques, beuveries sans fin autour d'un buffet bien garni. Tout le monde avait trop mangé, passablement bu, parlé fort, ri aux larmes. L'ambiance était déjà surchauffée, lorsque les spectateurs furent invités à prendre place sur les gradins. Changement de décor, changement de tempo: le silence se fit.

Le public se trouvant alors dans la pénombre, la scène s'éclaira. Pas de lumière violente: à défaut de projecteurs et autres sunlights, un dispositif plus rudimentaire avait été mis en place. Les fameux pots de yaourt – dont Adhémar n'avait pas d'abord compris le rôle – étaient disposés en arc de cercle autour de la terrasse. C'était cela, l'idée de Soledad. Garnis de cire à bougie et munis chacun d'une mèche, ils formaient autant de minuscules quinquets. On ne faisait pas autrement du temps de Molière et de son « Illustre théâtre ». Cette rampe lumineuse éclairait les acteurs par le bas. Les jeux d'ombre et de lumière variaient en fonction de leurs gestes, leurs mimiques... Un étrange clair-obscur, le halo du mystère, baignait les mains et les visages.

 

Après qu'on eût frappé les trois coups, la petite troupe était montée sur scène au pas cadencé. Tout le monde avait entendu quelque part cette musique... en fait « l'entrée des Turcs » du « Bourgeois gentilhomme ». Si les costumes renvoyaient vaguement à la « Commedia del Arte », la pièce se voulait hors du temps. Mais pas sans mouvement. Les jeux de scène n'étaient que pirouettes, un continuel va-et-vient. Un nouvel arrivant chassait le précédent. Plus rapide que son ombre, il entrait par une porte et sortait par l'autre. Ces mouvements ne devaient rien au hasard. Dans la mise en scène de Soledad, tout avait été minutieusement étudié, soupesé, comparé. Bien sûr, il avait fallu compter avec quelques « couac » inévitables de la part de ses acteurs amateurs. « Mieux vaut, se dit-elle pour se consoler, des fautes vivantes qu'une perfection morte. »

Au final, sa ténacité se trouvait récompensée. Elle avait obtenu de tous une gestuelle, une diction plus qu'acceptables. Qui valurent en prime un tonnerre d'applaudissements à ce spectacle sans lendemain. « Ils en redemandent, ma parole! » fut sa première réaction. La seconde, plus désabusée, étant: « Tout ça pour ça! »

Soledad avait mis le meilleur d'elle-même dans cette unique représentation du « Roi se meurt »... A la fin du dernier acte, tout était parti en fumée: les acteurs et le décor. Tenture, trônes, vraies et fausses portes disparaissaient dans un épais brouillard (3). Enfin , le public s'était évanoui.

                                                                   (A suivre...)


Notes et commentaires:

  1. On pense à la sculpture de Camille Claudel: Clotho

  2. Citations de la pièce "Le roi se meurt"

  3. Indication scénique d'E. Ionesco.

Publié dans Conte drolatique

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