LES BALADINS DU CONTRE-TEMPS (5)

Publié le par Jean-Claude Boyrie

Epilogue (en deux versions): lendemains de fête.

 


 



Bon. Et après? se demanda Adhémar.

Sa plume grinça quelques instants, puis s'immobilisa d'elle-même, stupidement, sur la feuille à moitié remplie. A ce point du récit, le narrateur hésitait sur la suite à donner.

Pour que son roman fût édité chez « Colombine » (aleauderose.com), un issue heureuse s'imposait.

Problème: il ne voyait pas très bien comment composer ce « happy end ». Par exemple, cela pouvait donner quelque chose comme ce qui suit:

« Lorsque se turent les violons du bal, il (son héros) resta seul avec l'amie de toujours, celle qui si discrètement avait oeuvré pour lui, préparé la fête en coulisse, avait tant fait, tant donné pour l'accompagner. L'heure était enfin venue de se retrouver tous les deux. Ce temps qui leur restait, ils ne pouvaient se permettre de le gaspiller, car il se faisait tard, bien tard... trop tard? Car la Grande horloge, elle, ne cessait de tourner. Bientôt, un jour nouveau poindrait, laissant à la traîne un cortège d'illusions. Il n'avait devant eux qu'une heure, une petite heure, avant que le beau rêve ne prît fin. Dieu! Se pouvait-il qu'on pût en une heure compenser des siècles de négligence et d'oubli? S'adressant à sa compagne d'un soir, il avoua:
  - Durant tout ce temps, ta pensée ne m'a pas quitté!
  - Vraiment? fit-elle. Tou ne m'en as rien dit. Porque? Pourquoi ce silence? Etait-ce donc si compliqué dé sé parler?

Il rougit. Ce sont les choses simples qu'on exprime le moins bien. L'amour en particulier.

Certaines phrases de Marie (dans la pièce) lui trottaient dans la cervelle: « L'amour est fou. Si tu as l'amour fou, si tu aimes absolument, intensément, la mort s'éloigne. Si tu m'aimes, la peur t'abandonne, l'amour te porte. M'aimes-tu? M'aimes-tu encore? Je suis là... ici... regarde... vois-moi bien! » (1). Mais cet égocentriste, ce nombriliste de Bérenger ne savait pas regarder, il ne voyait rien d'autre que lui-même:
  - Je m'aime toujours, malgré tout je m'aime, je me sens encore, je me vois, je me regarde
(1).

Elle hocha la tête. Ce n'était pas le signal qu'elle attendait. Décidément, ce cas était incurable.

Non. La vie n'est un jardin pour personne, leur vie ne serait pas un pré fleuri. Avec les années, la mauvaise graine avait poussé. Petit à petit, l'herbe folle était venue. Et puis, au milieu du chaos, la pousse insolite s'était montrée, avait grandi. Présente dès le premier jour dans le germe, une fleur, la dernière, allait s' épanouir. Il suffisait de cueillir cette fleur. (1)

Il la prit doucement dans ses bras, ses lèvres se posèrent sur les siennes. »

 

Adhémar relut attentivement sa copie, il ne se décidait pas à écrire le mot « fin ». Il ne savait pas si cela tenait la route, surtout il n'était pas satisfait du résultat. D'abord, parce que cette version des choses n'avait rien à voir avec la réalité. Un détail. En tous cas, un moindre mal. Son imagination se mouvait dans un espace virtuel, peuplé de fantômes et de fantasmes. Au fond, se disait-il, ce ne sont pas les faits qui comptent, mais seulement l'apparence des choses. Sa plume se mouvait dans l'univers romanesque, laissant sur cette grève battue par le ressac et le vent une trace d'écume au contour incertain.

De « romanesque » à « romantique », on trouve une foule de nuances, obtenues en forçant progressivement la note, en appuyant le trait. Conséquence évidente: une dramatisation, sans doute excessive du récit, laquelle n'effrayait nullement cet auteur en mal d'inspiration. Avantage de cet inconvénient: il pourrait avec un peu de chance faire publier son manuscrit par les éditions « Rivière noire » (styx-acheron.com).

Adhémar ne reculait devant rien. Il retrempa sa plume dans l'encrier, biffa la version d'avant, qu'il jugeait insignifiante et écrivit un nouveau texte. Curieusement, tombèrent sur le papier des mots épars, des bouts de phrase qu'il avait en tête depuis toujours:

«  Quand la fête fut terminée, les invités se dispersèrent, un souffle de vent cruel...[pourquoi cruel, au fait? Ici, le vent n'a rien d'exceptionnel! Il rectifia:] le vent qui soufflait en rafale éteignit les lampions. Il [le héros, qui d'autre? Encore et toujours lui!] se retrouva seul à nuit noire avec son amie. Le froid commençait à se faire sentir. L'obscurité prêtait au rêve, à l'illusion. Une heure encore et le petit jour viendrait, dispersant les miasmes de sa mémoire en décomposition. Il avait tant à dire en une seule heure qu'il ne savait par où commencer. Les mots se pressaient, confus, sur ses lèvres. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, mais elle se dérobait à lui; étreignant vainement une ombre, il cherchait encore à la retenir... « Pauvres de nous, fit-elle, quel destin t'égare et me perd ? Le sommeil de la mort fait chavirer ma vue. Impuissante, je tends vers toi mes faibles mains ». Il vit de la fumée s'échapper de ses yeux, dans un filet ténu (2). Elle n'était plus qu'une forme sans consistance, juste une apparition, peut-être un artefact de son cerveau malade. Les premières lueurs de l'aube apparurent. Son amie était comme évanouie. Seul demeurait le bruit du vent dans les arbres ».

La plume de l'auteur griffait sinistrement le papier. Adhémar interrompit de nouveau son récit, ce qu'il venait d'écrire ne tenait pas debout. Où donc avait-il pêché tout ça? Puis il se souvint. Tout jeune, à l'âge où l'on bourdonne de vers, il avait traduit à sa manière « les adieux d'Eurydice ».Une simple facétie de potache, commise quarante ans plus tôt, qui lui avait valu les quolibets de son maître et de ses camarades. A en croire cette adaptation, Virgile aurait annoncé Edgar Poe, sinon fait figure de « maître du thriller » avant l'heure. Ce n'était pas sérieux. De telles réminiscences étaient tout juste dignes du site « irremediablementcuistre.com ».

Se sentant « responsable mais non coupable » d'un crime de lèse-auteur, le fautif tamponna d'un coup de buvard rageur l'encre encore humide. Son projet de roman resterait inabouti, il rejoindrait dans un placard la « Prospective 2040 » et n'était pas près d'en sortir.

 

Epilogue (ultime version): « L'ennui naquit un jour de l'uniforme ôté ».

 

Trois ans, pratiquement jour pour jour, après le départ de son chef, ce fut au tour de Laetitia de s'en aller. Les moyens plus que modestes de l'assistante ne lui permettaient pas d'offrir un pot somptueux, encore moins d'y convoquer le ban et l'arrière-ban. Elle faisait partie des gens sans importance. Tout juste elle avait fait signe à quelques proches. Tout de même, son ancien chef... pour rien au monde elle n'aurait omis de l'inscrire sur la liste des invités. Non qu'il se fût jamais le moins du monde occupé d'elle... ni même manifesté d'aucune manière depuis qu'il était à la retraite... les hommes sont des hommes, que voulez-vous? Tout cela, c'était dans l'ordre des choses, elle n'avait rien à lui reprocher.

Elle trouva malgré tout, lorsqu'elle le revit, Monsieur le Conservateur bien changé. Le sexagénaire – on ne répète jamais assez que ce terme dérive du mot « sexe »- (3) avait pour la circonstance accompli un réel effort vestimentaire. Il est toujours temps pour bien faire.

Elle apprécia sans arrière-pensée son costume de tweed joliment coupé. Dommage seulement que l'étiquette de « Clélia » pendît au dos du veston, que le bas de son pantalon pliât en accordéon sur la chaussure. Laetitia sut faire preuve d'indulgence envers ces fausses notes. Ce n'était pas la faute d'Adhémar, au reste: en période de soldes, les magasins ne font pas les retouches.

Jadis, l'ex-officier des Eaux et Forêts s'enorgueillissait d'un superbe uniforme vert bronze couvert de galons. Il n'avait plus le droit de le porter après avoir été rayé des cadres. Aussi l'avait-il relégué dans une penderie, naphtaline à l'appui. Lorsque lui-même reposerait entre quatre planches de sapin capitonnées, il ferait bon que ses supporters s'écriassent « Allez les vers! »

Il n'empêche, son ancienne tenue d'apparat lui manquait. C'était frustrant comme une perte d'identité. D'autant qu'une fois en caleçon, marcel, chaussettes et fixe-chaussettes, la glace lui renvoyait de lui-même une image consternante. Ah! s'il eût davantage fréquenté les salles de fitness du temps de sa jeunesse folle - et même après!

Un joyeux brouhaha tira Monsieur de Sambucy de ses amères réflexions. Les bouchons étaient en train de sauter. Oh, ce n'était pas du Champagne, mais de la Blanquette, dont la mousse emplissait déjà les coupes. L'ancien chef donna le signal: « A la santé de Laetitia! » s'écria-t-il. Il était bien temps de s'en soucier! Il alla jusqu'à s'enquérir des projets futurs de son assistante.

Lesdits projets étaient tout simples. Elle revenait vivre en Haute Corse, allant retrouver là-bas sa maison de famille à Rogliano. Donc, elle finirait ses jours là où elle était née, cela ne méritait pas de longs développements.

N'ayant nulle envie de discourir, l'assistante fit approcher ses hôtes de la table. On y trouvait des spécialités locales: figatelli, pâté de merle arrosé d'un cru de l'Île de Beauté. Cet A.O.C. reçut la mention « passable » du fin connaisseur que croyait être Adhémar.

En Corse, on ne laisse jamais un affront impuni. Un proche de Laetitia observa – c'était une forme de vendetta - que le vin ainsi décrié pourrait accompagner avantageusement du saucisson d'âne. Evidente allusion à l'affaire de Lénojac!

Monsieur de Sambucy marqua le coup. Le procès du bourricot de Lénojac, c'était pourtant de l'histoire ancienne. Il prenait mal qu'on fît de l'esprit sur ce sujet, se réservant d'écrire lui-même un pamphlet bien saignant. Plus tard., disait-il... il en était question depuis trois ans, mais l'ouvrage n'avançait pas. La bombe incendiaire prétendue ne serait au mieux qu'un pétard mouillé. Dommage! Son contempteur proposa d'intituler l'essai: « Mémoires du justicier des ânes », qui renvoyait à la Comtesse de Ségur. Adhémar répondit que le titre était déjà trouvé. « Pauvre Gaspard » représentait une discrète référence à Verlaine. (4). Il resterait irrémédiablement un cuistre, lui, Sambucy....

 

Un propos relayant l'autre, on en vint à parler des « Baladins du contre-temps », sujet plus neutre... en principe. Quelqu'un demanda ce qu'était devenue la troupe, dont la prestation d'un soir avait été unanimement saluée. Adhémar reconnut que rien ne s'était passé depuis lors. Bernard Fabregas était retourné à sa mairie, Serge Gangloff à son caveau de dégustation. Lorsqu'il fut question de Gaëlle, un silence gêné s'ensuivit. Officiellement l'informaticienne ne faisait plus partie du Service, ayant pris un congé de longue durée. En fait, les motivations de Gaëlle étaient le secret de Polichinelle. Tout le monde savait qu'elle avait rejoint Brice Denys à Falbala-le-Flots. Personne ici ne croyait sérieusement que cette escapade allait durer. Brice était tout sauf monogame, il aurait tôt fait de « larguer » la petite, ou bien c'est elle qui s'en lasserait. Trois mois ne passeraient pas avant que la brebis égarée ne revînt au bercail.

Bien qu'il ne fût pas directement responsable des écarts de son ancienne collaboratrice, Adhémar en ressentit de la contrariété. S'il avait été plus jeune et plus aimable, s'il avait sagement travaillé son informatique avec elle, peut-être aurait-il obtenu ses faveurs. S'il n'avait pas eu l'idée malencontreuse de mettre Gaëlle en contact direct avec Brice, rien de tout cela ne serait arrivé. Si la bouteille avait été plus grande, et son verre plus petit, il n'aurait pas bu ce vin gâté jusqu'à la lie.

L'ancien chef récrivait mentalement l'histoire avec cette interminable litanie de « si », lorsqu'il s'avisa qu'aucune allusion n'avait été faite au rôle de Soledad. Oui, l'on parlait des Baladins déjà depuis un bon quart d'heure et personne ne l'avait citée. Etonnant, ce silence, tout de même! Sol avait été l'égérie, l'âme de la troupe, « la » metteur en scène du spectacle. Même absente de la soirée, elle méritait au moins un discret hommage. Il s'en ouvrit sans détour à Laetitia:

« Si la fête de Lonthomont fut réussie, notre groupe le doit avant tout à Soledad Mariposa! »
  - Qui ça? fit-elle.

Visiblement, le nom ne lui disait rien de prime abord. L'assistante fit un effort de mémoire:
  - Ah oui, au fait, je me souviens. Il s'agit d'une ancienne amie à vous, n'est-ce pas? Vous m'aviez dit qu'elle faisait partie de la troupe. J'ai cherché son adresse et l'ai trouvée dans votre carnet. Bien sûr que Gaëlle et moi, nous l'avons contactée. Elle n'a jamais daigné nous répondre. Pourtant, nous savions que sa présence vous aurait fait plaisir. Enfin, personne n'est irremplaçable.... Vous savez bien, contre toute attente, Ghislaine Popote a finalement accepté le rôle de Juliette. Elle s'en est bien tirée, comme vous avez pu le constater. Pour ce qui est de la mise en scène, nous l'avons bidouillée en accord avec les autres Baladins.

Adhémar se confondit en excuses. Où avait-il la tête? Il avait été, douze ans durant, épaulé par deux collaboratrices efficaces, au fond c'était la chance de sa vie. Enfin sa vie professionnelle, le reste ne regardait que lui.

Le pot d'adieu de Laetitia touchait à sa fin. Monsieur le Conservateur reprit sa canne et son chapeau, un peu d'air frais lui ferait du bien. Décidément, il ne comprendrait jamais rien aux femmes.

Notes et commentaires:

 

  1. Citation de la pièce

  2. « Orphée et Eurydice » – Virgile- « Georgiques » IV, 467-500.

  3. « Sexagénaire: homme entré dans l'âge du sexe. Ce n'est plus le démon de midi » (Michel Tournier).

  4. le titre est effectivement emprunté à Verlaine (poème mis en musique par Georges Moustaki)


Publié dans Conte drolatique

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